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EDUCATION ET CYBERCULTURE
Extrait de l’ouvrage « cyberculture » à paraître le 21 novembre aux éditions Odile Jacob
Pierre Lévy
  
Le nouveau rapport au savoir 

Education et cyberculture 

Toute réflexion sérieuse sur le devenir des systèmes d’éducation et de formation dans la cyberculture doit se fonder sur une analyse préalable de la mutation contemporaine du rapport au savoir. A cet égard, le premier constat concerne la vitesse d’apparition et de renouvellement des savoirs et savoir-faire. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, la plupart des compétences acquises par une personne au début de son parcours professionnel seront obsolètes à la fin de sa carrière. Le second constat, fortement lié au premier, concerne la nouvelle nature du travail, dont la part de transaction de connaissances ne cesse de croître. Travailler revient de plus en plus à apprendre, transmettre des savoirs et produire des connaissances. Troisième constat : le cyberespace supporte des technologies intellectuelles qui amplifient, extériorisent et modifient nombre de fonctions cognitives humaines : mémoire (bases de données, hyperdocuments, fichiers numériques de tous ordres), imagination (simulations), perception (capteurs numériques, téléprésence, réalités virtuelles), raisonnements (intelligence artificielle, modélisation de phénomènes complexes). Ces technologies intellectuelles favorisent... 

- de nouvelles formes d’accès à l’information : navigation hyperdocumentaire, chasse au renseignement par moteurs de recherche, knowbots ou agents logiciels, exploration contextuelle par cartes dynamiques de données, 

- de nouveaux styles de raisonnement et de connaissance, telle que la simulation, véritable industrialisation de l’expérience de pensée, qui ne relève ni de la déduction logique, ni de l’induction à partir d’expérience. 

Du fait que ces technologies intellectuelles, et notamment les mémoires dynamiques, sont objectivées dans des documents numériques ou des logiciels disponibles sur réseau (ou facilement reproductibles et transférables), elles peuvent être partagées entre un grand nombre d’individus et accroissent donc le potentiel d’intelligence collective des groupes humains. 

le savoir-flux, le travail-transaction de connaissance, les nouvelles technologies de l’intelligence individuelle et collective changent profondément les données du problème de l’éducation et de la formation. Ce qu’il faut apprendre ne peut plus être planifié ni précisément défini à l’avance. Les parcours et profils de compétences sont tous singuliers et peuvent de moins en moins se canaliser dans des programmes ou cursus valables pour tout le monde. Nous devons nous construire de nouveaux modèles de l’espace des connaissances. A une représentation en échelles linéaires et parallèles, en pyramides structurées par « niveaux », organisées par la notion de prérequis et convergeant vers des savoirs « supérieurs », il nous faut dorénavant préférer l’image d’espaces de connaissances émergents, ouverts, continus, en flux, non linéaires, se réorganisant selon les objectifs ou les contextes et sur lequel chacun occupe une position singulière et évolutive.  

Dès lors, deux grandes réformes sont requises des systèmes d’éducation et de formation. Premièrement l’acclimatation des dispositifs et de l’esprit de l’AOD (apprentissage ouvert et à distance) dans le quotidien et l’ordinaire de l’éducation. L’AOD exploite certes certaines techniques de l’enseignement à distance, y compris les hypermédias, les réseaux de communication interactifs et toutes les technologies intellectuelles de la cyberculture. Mais l’essentiel réside dans un nouveau style de pédagogie, qui favorise à la fois les apprentissages personnalisés et l’apprentissage coopératif en réseau. Dans ce cadre, l’enseignant est appelé à devenir un animateur de l’intelligence collective de ses groupes d’élèves plutôt qu’un dispensateur direct de connaissances.  

La deuxième réforme concerne la reconnaissance des acquis. Si les gens apprennent dans leurs expériences sociales et professionnelles, si l’école et l’université perdent progressivement leur monopole de la création et de la transmission de la connaissance, les systèmes d’éducation publics peuvent du moins se donner la nouvelle mission d’orienter les parcours individuels dans le savoir et de contribuer à la reconnaissance de l’ensemble des savoir-faire détenus par les personnes, y compris les savoirs non-académiques. Les outils du cyberespace permettent d’envisager de vastes systèmes de tests automatisés accessibles à tout moment et des réseaux de transaction entre offre et demande de compétence. Organisant la communication entre employeurs, individus et ressources d’apprentissage de tous ordres, les universités de l’avenir contribueraient ainsi à l’animation d’une nouvelle économie de la connaissance. 

Ce chapitre et le suivant développent les idées qui viennent d’être exposées et proposent pour finir certaines solutions pratiques (les « arbres de connaissances »). 

L’articulation d’une multitude de points de vue sans point de vue de Dieu 

Dans un de mes cours à l'Université de Paris-8, intitulé "technologies numériques et mutations culturelles", je demande à chaque étudiant de faire à la classe un exposé de dix minutes. La veille de l'exposé, ils doivent me rendre une synthèse de deux pages, avec une bibliographie, qui pourra éventuellement être photocopiée par les autres étudiants désireux d'approfondir le sujet. 

En 1995, l'un d'eux me tend ses deux pages de résumé en me disant d'un air un peu mystérieux : "Tenez! Il s'agit d'un exposé virtuel!" J'ai beau feuilleter son travail sur les instruments de musique numériques, je ne vois pas ce qui le distingue des synthèses habituelles : un titre en gras, des sous-titres, des mots soulignés dans un texte plutôt bien articulé, une bibliographie. S'amusant de mon scepticisme, il m'entraîne vers la salle des ordinateurs et, suivis par quelques autres étudiants, nous nous installons autour d'un écran. Je découvre alors que les deux pages de résumé que j'avais parcouru sur du papier étaient la projection imprimée de pages Web. 

Au lieu d’un texte localisé, figé sur un support de cellulose, à la place d'un petit territoire avec un auteur propriétaire, un début, une fin, des marges formant frontières, j'étais confronté à un document dynamique, ouvert, ubiquitaire, me renvoyant à un corpus pratiquement infini. Le même texte avait changé de nature. On parle de « page » dans les deux cas, mais la première page est un pagus, un champ borné, approprié, semé de signes enracinés, l'autre est une unité de flux, soumise aux contraintes du débit dans les réseaux. Même si elle se réfère à des articles ou à des livres, la première page est physiquement close. La seconde, en revanche, nous connecte techniquement et immédiatement à des pages d'autres documents, dispersées partout sur la planète, qui renvoient elles-mêmes indéfiniment à d'autres pages, à d'autres gouttes du même océan mondial de signes fluctuants. 

A partir de l'invention d'une petite équipe du CERN, le World Wide Web s'est propagé parmi les utilisateurs de l’Internet comme une traînée de poudre pour devenir en quelques années un des principaux axes de développement du cyberespace. Cela n'exprime peut-être qu'une tendance provisoire. Je fais cependant l'hypothèse que l'irrépressible croissance du Web nous indique quelques traits essentiels d'une culture qui veut naître. Gardant cela en tête, poursuivons notre analyse.  

La page Web est un élément, une partie du corpus insaisissable de l'ensemble des documents du World Wide Web. Mais par les liens qu'elle lance vers le reste du réseau, par les carrefours ou les bifurcations qu'elle propose, elle constitue aussi une sélection organisatrice, un agent structurant, un filtrage de ce corpus. Chaque élément de cette pelote incirconscriptible est à la fois un paquet d'information et un instrument de navigation, une partie du stock et un point de vue original sur le dit stock. Sur une face, la page Web forme la gouttelette d'un tout fuyant, sur l'autre face, elle propose un filtre singulier de l’océan d’information.  

Sur le Web, tout est sur le même plan. Et cependant tout est différencié. Il n'y a pas de hiérarchie absolue, mais chaque site est un agent de sélection, d’aiguillage ou de hiérarchisation partielle. Loin d'être une masse amorphe, le Web articule une multitude ouverte de points de vue, mais cette articulation s'opère transversalement, en rhizome, sans point de vue de Dieu, sans unification surplombante. Que cet état de fait engendre de la confusion, chacun en convient. De nouveaux instruments d'indexation et de recherche doivent être inventés, comme en témoigne la richesse des travaux actuels sur la cartographie dynamique des espaces de données, les "agents" intelligents ou le filtrage coopératif des informations. Il est néanmoins fort probable que, quels que soient les progrès à venir des techniques de navigation, le cyberespace gardera toujours son caractère foisonnant, ouvert, radicalement hétérogène et non totalisable.  

Le deuxième déluge et l’inaccessibilité du tout 

Sans clôture sémantique ou structurelle, le Web n'est pas non plus figé dans le temps. Il enfle, bouge et se transforme en permanence. Le World Wide Web est en flux, en flot. Ses sources innombrables, ses turbulences, son irrésistible montée offrent une saisissante image de la crue d’information contemporaine. Chaque réserve de mémoire, chaque groupe, chaque individu, chaque objet peut devenir émetteur et faire gonfler le flot. A ce sujet, Roy Ascott parle, d'une manière imagée, du deuxième Déluge. Le Déluge d'informations. Pour le meilleur ou pour le pire, ce Déluge-là ne sera suivi d'aucune décrue. Nous devons nous habituer à cette profusion et à ce désordre. Sauf catastrophe culturelle, aucune grande remise en ordre, aucune autorité centrale ne nous ramènera à la terre ferme ni aux paysages stables et bien balisés d'avant l'inondation. 

Le point de basculement historique du rapport au savoir se situe sans doute à la fin du XVIIIe siècle, en ce moment d'équilibre fragile où l'ancien monde jetait ses plus beaux feux tandis que les fumées de la révolution industrielle commençaient à changer la couleur du ciel. Quand Diderot et d'Alembert publiaient leur grande Encyclopédie. Jusqu'à ce temps, un petit groupe d'homme pouvait espérer maîtriser l'ensemble des savoirs (ou tout au moins les principaux) et proposer aux autres l'idéal de cette maîtrise. La connaissance était encore totalisable, sommable. A partir du dix-neuvième siècle, avec l'élargissement du monde, la découverte progressive de sa diversité, la croissance toujours plus rapide des connaissances scientifiques et techniques, le projet de maîtrise du savoir par un individu ou un petit groupe devint de plus en plus illusoire. Aujourd'hui, il est devenu évident, tangible pour tous, que la connaissance est définitivement passée du côté de l'intotalisable, de l'immaîtrisable. Il nous faut lâcher prise. 

L'émergence du cyberespace ne signifie nullement que "tout" est enfin accessible, mais bien plutôt que le Tout est définitivement hors d’atteinte. Que sauver du Déluge ? Qu'allons-nous mettre dans l'Arche ? Penser que nous pourrions construire une Arche contenant "le principal" serait justement céder à l'illusion de la totalité. Nous avons tous besoin, institutions, communautés, groupes humains, individus, de construire du sens, de nous aménager des zones de familiarité, d'apprivoiser le chaos ambiant. Mais, d'une part, chacun doit reconstruire des totalités partielles à sa manière, suivant ses propres critères de pertinence. D'autre part, ces zones de signification appropriées devront forcément être mobiles, changeantes, en devenir. Si bien qu'à l'image de la grande Arche nous devons substituer celle d’une flottille de petites arches, barques ou sampans, une myriade de petites totalités, différentes, ouvertes et provisoires, sécrétées par filtrage actif, perpétuellement remises sur le métier par les collectifs intelligents qui se croisent, se hèlent, se heurtent ou se mêlent sur les grandes eaux du Déluge informationnel. 

Les métaphores centrales du rapport au savoir sont donc aujourd'hui la navigation et le surf, qui impliquent une capacité d'affronter les vagues, les remous, les courants et les vents contraires sur une étendue plane, sans frontières et toujours changeante. En revanche, les vieilles métaphores de la pyramide (gravir la pyramide du savoir) de l'échelle ou du cursus (déjà tout tracé) fleurent bon les hiérarchies immobiles d'antan. 

Qui sait? La réincarnation du savoir 

Les pages Web expriment les idées, les désirs, les savoirs, les offres de transaction de personnes et de groupes humains. Derrière le grand hypertexte grouille la multitude et ses rapports. Dans le cyberespace, le savoir ne peut plus être conçu comme quelque chose d’abstrait ou de transcendant. Il devient de plus en plus visible - et même tangible en temps réel - qu'il exprime une population. Les pages Web sont non seulement signées, comme les pages de papier, mais elles débouchent souvent sur une communication directe, interactive, par courrier numérique, forum électronique, ou autres formes de communication par mondes virtuels comme les MUDs ou les MOOs. Ainsi, contrairement à ce que laisse croire la vulgate médiatique sur la prétendue "froideur" du cyberespace, les réseaux numériques interactifs sont des facteurs puissants de personnalisation ou d'incarnation de la connaissance. 

Inlassablement, il faut rappeler l’inanité du schème de la substitution. De même que la communication par téléphone n'a pas empêché les gens de se rencontrer physiquement, puisqu'on se téléphone pour prendre rendez-vous, la communication par messages électroniques prépare bien souvent des voyages physiques, des colloques ou des réunions d'affaires. Même lorsqu'elle n'accompagne pas de rencontre matérielle, l'interaction dans le cyberespace reste une forme de communication. Mais, entend-on parfois argumenter, certaines personnes restent des heures "devant leur écran", s'isolant ainsi des autres. Les excès ne doivent certes pas être encouragés. Mais dit-on de quelqu'un qui lit qu'il "reste des heures devant du papier". Non. Parce que la personne qui lit n'est pas en rapport avec une feuille de cellulose, elle est en contact avec un discours, des voix, un univers de signification qu'elle contribue à construire, à habiter par sa lecture. Que le texte s'affiche sur un écran ne change rien au fond de cette affaire. Il s'agit toujours de lecture, même si, comme nous l’avons vu, avec les hyperdocuments et l’interconnexion générale, les modalités de la lecture tendent à se transformer. 

Quoique les supports d’information ne déterminent pas automatiquement tel ou tel contenu de connaissance, ils contribuent cependant à structurer fortement « l’écologie cognitive » des sociétés. Nous pensons avec et dans des groupes et des institutions qui tendent à reproduire leur idiosyncrasie en nous imprégnant de leur climat émotionnel et de leurs fonctionnements cognitifs. Nos facultés de connaître travaillent avec des langues, des systèmes de signes et des procédés intellectuels fournis par une culture. On ne multiplie pas de la même manière avec des cordes à nœuds, des cailloux, des chiffres romains, des chiffres arabes, des bouliers, des règles à calculs ou des calculettes. Les vitraux des cathédrales et les écrans de télévision, ne nous offrant pas les mêmes images du monde, ne suscitent pas les mêmes imaginaires. Certaines représentations ne peuvent survivre longtemps dans une société sans écriture (chiffres, tableaux, listes) tandis que l’on peut les archiver aisément dès qu’on dispose de mémoires artificielles. Pour coder leurs savoirs, les sociétés sans écriture ont développé des techniques de mémoire reposant sur le rythme, le récit, l’identification, la participation du corps et l’émotion collective. En revanche, avec la montée de l’écriture, le savoir a pu se détacher partiellement des identités personnelles ou collectives, devenir plus « critique », viser une certaine objectivité et une portée théorique « universelle ». Ce ne sont pas seulement les modes de connaissances qui dépendent des supports d’information et des techniques de communication. Ce sont aussi, par l’intermédiaire des écologies cognitives qu’elles conditionnent, les valeurs et les critères de jugements des sociétés. Or ce sont précisément les critères d’évaluation du savoir (au sens le plus large de ce terme) qui sont mis en jeu par l’extension de la cyberculture, avec le déclin probable, déjà observable, des valeurs qui avaient cours dans la civilisation structurée par l’écriture statique. Non que ces valeurs soient appelées à disparaître mais plutôt à devenir secondaire, à perdre leur pouvoir de commandement. 

Peut-être plus important encore que les genres de connaissances et les critères de valeur qui les polarisent, chaque écologie cognitive favorise certains acteurs, placés au centre des processus d’accumulation et d’exploitation du savoir. Ici, la question n’est plus « comment ? », ni « selon quels critères ? » mais « qui ? ».  

Dans les sociétés d'avant l'écriture, le savoir pratique, mythique et rituel est incarné par la communauté vivante. Quand un vieillard meurt c'est une bibliothèque qui brûle. 

Avec la venue de l'écriture, le savoir est porté par le Livre. Le livre, unique, indéfiniment interprétable, transcendant, censé tout contenir : la Bible, le Coran, les textes sacrés, les classiques, Confucius, Aristote… C'est ici l'interprète qui maîtrise la connaissance. 

Depuis l'imprimerie jusqu'à ce matin, un troisième type de connaissance est hanté par la figure du savant, du scientifique. Ici, le savoir n'est plus porté par le livre mais par la bibliothèque. L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert est moins un livre qu’une bibliothèque. Le savoir est structuré par un réseau de renvois, hanté peut-être depuis toujours par l'hypertexte. Alors, le concept, l’abstraction ou le système servent à condenser la mémoire et à garantir une maîtrise intellectuelle que l’inflation des connaissances met déjà en danger. 

La déterritorialisation de la bibliothèque à laquelle nous assistons aujourd'hui n'est peut-être que le prélude à l'apparition d'un quatrième type de relation à la connaissance. Par une sorte de retour en spirale à l'oralité des origines, le savoir pourrait être de nouveau porté par les collectivités humaines vivantes plutôt que par des supports séparés servis par des interprètes ou des savants. Seulement, cette fois-ci, contrairement à l'oralité archaïque, le porteur direct du savoir ne serait plus la communauté physique et sa mémoire charnelle, mais le cyberespace, la région des mondes virtuels par l'intermédiaire duquel les communautés découvrent et construisent leurs objets et se connaissent elles-mêmes comme collectifs intelligents.  

Désormais, les systèmes et les concepts abstraits cèdent du terrain aux cartes fines des singularités, à la description détaillée des grands objets cosmiques, des phénomènes de la vie ou des manières humaines. Que l'on prenne tous les grands projets technoscientifiques contemporains : physique des particules, astrophysique, génome humain, espace, nanotechnologies, surveillance des écologies et des climats... ils sont tous suspendus au cyberspace et à ses outils. Les bases de données d’images, les simulations interactives et les conférences électroniques assurent une meilleure connaissance du monde que l’abstraction théorique, passée au second plan. Ou plutôt, ils définissent la nouvelle norme de la connaissance. De plus, ces outils permettent une coordination efficace des producteurs de savoir quand théories et systèmes suscitaient plutôt l’adhésion ou le conflit. 

Il est frappant de constater que certaines expériences réalisées dans les grands accélérateurs de particules mobilisent tant de ressources, sont si complexes et difficiles à interpréter qu’elles n’ont quasiment lieu qu’une seule fois. Chaque expérience est presque singulière. Cela semble contredire l’idéal de reproductibilité de la science classique. Pourtant, ces expériences sont encore universelles, mais d’une autre manière que par la possibilité de reproduction. Y participent une multitude de scientifiques de tous pays qui forment une sorte de microcosme ou de projection de la communauté internationale. Mais surtout, le contact direct avec l’expérience a quasiment disparu au profit de la production massive de données numériques. Or ces données peuvent être consultées et traitées dans un grand nombre de laboratoires dispersés grâce aux instrument de communication et de traitement du cyberespace. Ainsi l’ensemble de la communauté scientifique peut participer à ces expériences très particulières, qui sont autant d’événements. L’universalité repose alors sur l’interconnexion en temps réel de la communauté scientifique, sa participation coopérative mondiale aux événements qui la concernent plutôt que sur la dépréciation de l’événement singulier qui caractérisait l’ancienne universalité des sciences exactes. 

La simulation, un mode de connaissance propre à la cyberculture 

Parmi les nouveaux genres de connaissance portés par la cyberculture, la simulation occupe une place centrale. D’un mot, il s’agit d’une technologie intellectuelle qui démultiplie l’imagination individuelle (augmentation de l’intelligence) et permet à des groupes de partager, négocier et raffiner des modèles mentaux communs, quels que soient la complexité de ces modèles (augmentation de l’intelligence collective). Pour augmenter et transformer certaines capacités cognitives humaines (la mémoire, l’imagination, le calcul, le raisonnement expert) l’informatique extériorise partiellement ces facultés sur des supports numériques. Or, dès que de tels processus cognitifs sont extériorisés et réifiés, ils deviennent partageables et renforcent donc les processus d’intelligence collective... si du moins les techniques sont utilisées à bon escient. 

Même les systèmes experts (ou systèmes à base de connaissances), traditionnellement rangés sous la rubrique « intelligence artificielle » devraient être considérés comme des techniques de communication et de mobilisation rapide des savoir-faire pratiques dans les organisations plutôt que comme des doubles d’experts humains. Aussi bien sur le plan cognitif que sur celui de l’organisation du travail, les technologies intellectuelles doivent être pensées en termes d’articulation et de mise en synergie plutôt que selon le schème de la substitution. 

Les techniques de simulation, en particulier celles qui mettent en jeu des images interactives, ne remplacent pas les raisonnements humains mais prolongent et transforment les capacités d’imagination et de pensée. En effet, notre mémoire à long terme peut emmagasiner une très grande quantité d’informations et de connaissances. En revanche, notre mémoire à court terme, celle qui contient les représentations mentales auxquelles nous prêtons une attention délibérée, consciente, a des capacités fort limitées. Il nous est impossible, par exemple, de nous représenter clairement et distinctement plus d’une dizaine d’objets en interactions.  

Si nous pouvons évoquer mentalement l’image du château de Versailles, nous ne parvenons pas à compter ses fenêtres « dans notre tête ». Le degré de résolution de l’image mentale n’est pas suffisant. Pour aller à ce niveau de détail, nous avons besoin d’une mémoire auxiliaire extérieure (gravure, peinture, photo) grâce à laquelle nous allons nous livrer à de nouvelles opérations cognitives : compter, mesurer, comparer, etc. La simulation est une aide pour la mémoire à court terme qui concerne, non pas des images fixes, des textes ou des tableaux de chiffres, mais des dynamiques complexes. La capacité de faire varier facilement les paramètres d’un modèle et d’observer immédiatement et visuellement les conséquences de cette variation constitue une véritable amplification de l’imagination. 

La simulation joue aujourd’hui un rôle croissant dans les activités de recherche scientifique, de conception industrielle, de gestion, d’apprentissage mais également pour le jeu et le divertissement (notamment dans les jeux interactifs sur écran). Ni théorie ni expérience, manière d’industrialisation de l’expérience de pensée, la simulation est un mode spécial de connaissance, propre à la cyberculture naissante. Dans la recherche, son principal intérêt n’est évidemment pas de remplacer l’expérience ni de tenir lieu de réalité mais de permettre la formulation et l’exploration rapide d’un grand nombre d’hypothèses. Du point de l’intelligence collective, elle permet la mise en image et le partage de mondes virtuels et d’univers de signification d’une grande complexité. 

Les savoirs sont désormais codés dans des bases de données accessibles en ligne, dans des cartes alimentées en temps réel par les phénomènes du monde et dans des simulations interactives. L’efficience, la fécondité heuristique, la puissance de mutation et de bifurcation, la pertinence temporelle et contextuelle des modèles supplantent les anciens critères d’objectivité et d’universalité abstraite. Mais on retrouve une forme plus concrète d’universalité par les capacités de connexion, le respect de standards ou de formats, la compatibilité ou l’interopérabilité planétaire. 

De l’interconnexion chaotique à l’intelligence collective 

Le savoir, détotalisé, fluctue. Il en résulte un violent sentiment de désorientation. Faut-il se crisper sur les procédés et les schémas qui assuraient l’ordre ancien du savoir? Ne faut-il pas au contraire sauter le pas et pénétrer de plain-pied dans la nouvelle culture, qui offre des remèdes spécifiques aux maux qu’elle engendre. L’interconnexion en temps réel de tous avec tous est certes la cause du désordre. Mais c’est aussi la condition de possibilité des solutions pratiques aux problèmes d’orientation et d’apprentissage dans l’univers du savoir en flux. En effet, cette interconnexion favorise les processus d’intelligence collective dans les communautés virtuelles grâce à quoi l’individu se trouve moins démuni face au chaos informationnel. 

Précisément, l’idéal mobilisateur de l’informatique n’est plus l’intelligence artificielle (rendre une machine aussi intelligente, voire plus intelligente qu’un homme) mais l’intelligence collective, à savoir la valorisation, l’utilisation optimale et la mise en synergie des compétences, des imaginations et des énergies intellectuelles, quelles que soient leur diversité qualitative et où qu’elles se situent. Cet idéal de l’intelligence collective passe évidemment par la mise en commun de la mémoire, de l’imagination et de l’expérience, par une pratique banalisée de l’échange des connaissances, par de nouvelles formes d’organisation et de coordination souples et en temps réel. Si les nouvelles techniques de communication favorisent le fonctionnement des groupes humains en intelligence collective, répétons qu’elles ne le déterminent pas automatiquement. La défense de pouvoirs exclusifs, des rigidités institutionnelles, l’inertie des mentalités et des cultures peuvent évidemment pousser à des utilisations sociales des nouvelles technologies beaucoup moins positives selon des critères humanistes. 

Le cyberespace, interconnexion des ordinateurs de la planète, tend à devenir l’infrastructure majeure de la production, de la gestion et de la transaction économique. Il constituera bientôt le principal équipement collectif international de la mémoire, de la pensée et de la communication. En somme, dans quelques dizaines d’années, le cyberespace, ses communautés virtuelles, ses réserves d’images, ses simulations interactives, son irrépressible foisonnement de textes et de signes sera le médiateur essentiel de l'intelligence collective de l’humanité. Avec ce nouveau support d’information et de communication, émergent des genres de connaissances inouïs, des critères d’évaluation inédits pour orienter le savoir, de nouveaux acteurs dans la production et le traitement des connaissances. Toute politique d’éducation devra en tenir compte. 

  

Les mutations de l’éducation et l’économie du savoir 

L’apprentissage ouvert et à distance 

Les systèmes éducatifs sont aujourd’hui soumis à de nouvelles contraintes de quantité, de diversité et de vitesse d’évolution des savoirs. Sur un plan purement quantitatif, la demande de formation n'a jamais été aussi massive. C'est désormais, dans de nombreux pays, la majorité d'une classe d'âge qui suit un enseignement secondaire. Les Universités débordent. Les dispositifs de formation professionnelle et continue sont saturés. Pour faire image, on dira que la moitié de la société est, ou voudrait être, à l'école.  

On ne pourra pas augmenter le nombre d'enseignants proportionnellement à la demande de formation qui est, dans tous les pays du monde, de plus en plus diverse et massive. La question du coût de l’enseignement se pose notamment dans les pays pauvres. Il faudra donc bien se résoudre à trouver des solutions faisant appel à des techniques capables de démultiplier l'effort pédagogique des professeurs et des formateurs. Audiovisuel, « multimédia » interactif, enseignement assisté par ordinateur, télévision éducative, câble, techniques classiques de l'enseignement à distance reposant essentiellement sur l'écrit, tutorat par téléphone, fax ou Internet… Toutes ces possibilités techniques, plus ou moins pertinentes selon le contenu, la situation et les besoins de « l'apprenant » peuvent être envisagée et ont déjà été amplement testées et expérimentées. Tant sur le plan des infrastructures matérielles que des coûts de fonctionnement, les écoles et universités « virtuelles » coûtent moins cher que les écoles et les universités en béton délivrant un enseignement en «présentiel».  

La demande de formation ne connaît pas seulement une énorme croissance quantitative, elle subit aussi une profonde mutation qualitative dans le sens d’un besoin croissant de diversification et de personnalisation. Les individus supportent de moins en moins de suivre des cursus uniformes ou rigides qui ne correspondent pas à leurs besoins réels et à la spécificité de leur trajets de vie. Une réponse à la croissance de la demande par une massification de l'offre (plus de la même chose, en visant des économies d'échelle) serait une réponse "industrialiste" à l'ancienne, inadaptée à la flexibilité et à la diversité désormais requise. 

On voit comment le nouveau paradigme de la navigation (opposé à celui du « cursus ») qui se développe dans les pratiques de prélèvement d’information et d’apprentissage coopératif au sein du cyberespace montre la voie d’un accès à la fois massif et personnalisé à la connaissance.  

Les Universités et, de plus en plus, les écoles primaires et secondaires offrent aux étudiants la possibilité de naviguer sur l'océan d'information et de connaissance accessible par Internet. Des programmes éducatifs peuvent être suivis à distance par le World Wide Web. Les courriers et conférences électroniques servent au tutoring intelligent et sont mis au service de dispositifs d’apprentissage coopératif. Les supports hypermédias (CD-ROM, bases de données multimédia interactives en ligne) permettent des accès intuitifs rapides et attrayants à de vastes ensembles d’information. Des systèmes de simulation permettent aux apprenants de se familiariser pratiquement et à faible coût avec des objets ou des phénomènes complexes sans pour autant se soumettre à des situations dangereuses ou difficiles à contrôler. 

Les spécialistes du domaine reconnaissent que la distinction entre enseignement « en présentiel » et enseignement « à distance » sera de moins en moins pertinente puisque l’usage des réseaux de télécommunication et des supports multimédias interactifs s’intègre progressivement aux formes plus classiques d’enseignement. L’apprentissage à distance a longtemps été la « roue de secours » de l’enseignement, il va bientôt en devenir, sinon la norme, au moins la tête chercheuse. En effet, les caractéristiques de l’AOD sont semblables à celles de la société de l'information dans son ensemble (société de réseau, de vitesse, de personnalisation, etc.). De plus, ce type d’enseignement est en synergie avec les « organisations apprenantes » qu’une nouvelle génération de managers cherche à mettre en place dans les entreprises.  

L’apprentissage coopératif et le nouveau rôle des enseignants 

Le point essentiel est ici le changement qualitatif dans les processus d’apprentissage. On cherche moins à transférer des cours classiques dans des formats hypermédias interactifs ou à « abolir la distance » qu’à mettre en œuvre de nouveaux paradigmes d'acquisition des connaissances et de constitution des savoirs. La direction la plus prometteuse, qui traduit d’ailleurs la perspective de l’intelligence collective dans le domaine éducatif, est celle de l’apprentissage coopératif 

Certains dispositifs informatisés d'apprentissage de groupe sont spécialement conçus pour le partage de diverses bases de données et l'usage de conférences et de messageries électroniques. On parle alors d'apprentissage coopératif assisté par ordinateur (en anglais : Computer Supported Cooperative Learning ou CSCL). Dans les nouveaux « campus virtuels », les professeurs et les étudiants mettent en commun les ressources matérielles et informationnelles dont ils disposent. Les professeurs apprennent en même temps que les étudiants et ils mettent à jour continuellement aussi bien leurs savoirs « disciplinaires » que leurs compétences pédagogiques. (La formation continue des enseignants est une des applications la plus évidente des méthodes de l’apprentissage ouvert et à distance). 

Les dernières informations à jour deviennent facilement et directement accessibles via les bases de données en ligne et le WWW. Les étudiants peuvent participer à des conférences électroniques déterritorialisées où interviennent les meilleurs chercheurs de leur discipline. Dès lors, la fonction majeure de l’enseignant ne peut plus être une « diffusion des connaissances » désormais assurée plus efficacement par d’autres moyens. Sa compétence doit se déplacer du côté de la provocation à apprendre et à penser. L’enseignant devient un animateur de l’intelligence collective des groupes dont il a la charge. Son activité se centrera sur l’accompagnement et la gestion des apprentissages : incitation à l’échange des savoirs, la médiation relationnelle et symbolique, le pilotage personnalisé des parcours d’apprentissage, etc. 

Vers une régulation publique de l’économie de la connaissance 

Les réflexions et les pratiques sur l’incidence des nouvelles technologies dans l’éducation se sont développée selon des axes divers. De nombreux travaux, par exemple, ont été menés sur le « multimédia » comme support d’enseignement ou sur les ordinateurs comme inlassables substituts des professeurs (enseignement assisté par ordinateur ou EAO). Dans cette vision - on ne peut plus classique - l’informatique offre des machines à enseigner. Selon une autre approche, les ordinateurs sont considérés comme des instruments de communication, de recherche d’information, de calcul, de production de messages (textes images ou son) à mettre entre les mains des « apprenants ».  

La perspective adoptée ici est encore différente. L’usage croissant des technologies numériques et des réseaux de communication interactive accompagne et amplifie une profonde mutation du rapport au savoir, dont j’ai tenté de brosser les grandes lignes dans ce chapitre. En prolongeant certaines capacités cognitives humaines (mémoire, imagination, perception), les technologies intellectuelles à support numérique redéfinissent leur portée, leur signification, et parfois même leur nature. Les nouvelles possibilités de création collective distribuée, d’apprentissage coopératif et de collaboration en réseau offerte par le cyberespace remettent en question le fonctionnement des institutions et les modes habituels de division du travail aussi bien dans les entreprises que dans les écoles. 

Comment maintenir les pratiques pédagogiques en phase avec des processus de transaction de connaissance en voie de transformation rapide et désormais densément répandus dans la société ? Il ne s’agit pas ici d’utiliser à tout prix les technologies mais d’accompagner consciemment et délibérément un changement de civilisation qui remet profondément en cause les formes institutionnelles, les mentalités et la culture des systèmes éducatifs traditionnels et notamment les rôles de professeur et d’élève. 

Le grand enjeu de la cyberculture, tant sur le plan de la baisse des coûts que de l’accès de tous à l’éducation, n’est pas tant le passage du « présentiel » à la « distance », ni de l’écrit et de l’oral traditionnels au « multimédia ». C’est la transition entre une éducation et une formation strictement institutionnalisée (l’école, l’université) et une situation d’échange généralisé des savoirs, d’enseignement de la société par elle-même, de reconnaissance autogérée, mobile et contextuelle des compétences. Dans ce cadre, le rôle des pouvoirs publics devrait être... 

1) de garantir à chacun une formation élémentaire de qualité, 

2) de permettre à tous un accès ouvert et gratuit à des médiathèques, à des centres d’orientation, de documentation et d’autoformation, à des points d’entrée dans le cyberespace, sans négliger l’indispensable médiation humaine de l’accès à la connaissance, 

3) de réguler et d’animer une nouvelle économie de la connaissance dans laquelle chaque individu, chaque groupe, chaque organisation seront considérés comme des ressources d’apprentissage potentielles au service de parcours de formation continus et personnalisés. 

Savoir-flux et dissolution des séparations 

Depuis la fin des années soixante de ce siècle, les êtres humains ont commencé a expérimenter une relation avec les connaissances et les savoir-faire inconnue de leurs ancêtres. En effet, avant cette période, les compétences acquises au cours de la jeunesse étaient généralement encore en usage à la fin de la vie active. Ces compétences étaient même transmises quasiment à l’identique aux jeunes ou aux apprentis. Certes, de nouveaux procédés, de nouvelles techniques surgissaient. Mais les innovations se détachant sur un fond de stabilité, étaient l’exception. A l’échelle d’une vie humaine, la plus grand partie des savoir-faire utiles étaient pérennes. Or, de nos jours, la situation a radicalement changé puisque c’est désormais la majorité des savoirs acquis au début d’une carrière qui seront obsolètes à la fin d’un parcours professionnel, voire même avant. Les désordres de l’économie comme le rythme précipité des évolutions scientifiques et techniques déterminent une accélération générale de la temporalité sociale. De ce fait, les individus et les groupes ne sont plus confrontés à des savoirs stables, à des classifications de connaissances léguées et confortées par la tradition mais à un savoir-flux chaotique, au cours difficilement prévisible dans lequel il s’agit désormais d’apprendre à naviguer. Le rapport intense à l’apprentissage, à la transmission et à la production de connaissances n’est plus réservé à une élite mais concerne désormais la masse des gens dans leur vie quotidienne et dans leur travail. 

Le vieux schéma selon lequel on apprend dans sa jeunesse un métier que l'on exerce le reste de sa vie est donc dépassé. Les individus sont appelés à changer de profession plusieurs fois dans leur carrière, et la notion même de métier devient de plus en plus problématique. Il vaudrait mieux raisonner en termes de compétences variées dont chacun possède une collection singulière. Les personnes ont alors à charge d’entretenir et d’enrichir leur collection de compétences tout au long de leur vie. Cette approche remet en question la division classique entre période d’apprentissage et période de travail (puisqu’on apprend tout le temps) ainsi que le métier comme mode principal d’identification économique et sociale des personnes. 

Par la formation continue, la formation en alternance, les dispositifs d'apprentissage en entreprise, la participation à la vie associative, syndicale, etc., il est en train de se constituer un continuum entre temps de formation, d'une part, et temps d'expérience professionnelle et sociale, d'autre part. Au sein de ce continuum, toutes les modalités d'acquisition de compétences (y compris l'autodidaxie) viennent prendre place. 

Pour une proportion croissante de la population, le travail n’est plus l’exécution répétitive d’une tâche prescrite mais une activité complexe où la résolution inventive de problèmes, la coordination au sein d’équipes et la gestion de relations humaines tiennent des places non négligeables. La transaction d’informations et de connaissances (production de savoirs, apprentissage, transmission) fait partie intégrante de l’activité professionnelle. Utilisant des hypermédias, des systèmes de simulation et des réseaux d’apprentissage coopératifs de plus en plus souvent intégrés aux postes de travail, la formation professionnelle dans les entreprises tend à s’intégrer à la production. 

L’ancien rapport à la compétence était substantiel et territorial. Les individus étaient reconnus par leurs diplômes, eux-mêmes rattachés à des disciplines. Les employés étaient identifiés par des postes, qui déclinaient des métiers, qui remplissaient des fonctions. A l’avenir, il s’agira beaucoup plus de gérer des processus :trajets et coopérations. Les compétences diverses acquises par les personnes selon leurs parcours singuliers viendront alimenter des mémoires collectives. Accessibles en ligne, ces mémoires dynamiques à support numérique serviront en retour les besoins concrets, ici et maintenant, d’individus et de groupes en situation de travail ou d’apprentissage (c’est tout un). Ainsi, à la virtualisation des organisations et des entreprises « en réseau » correspondra bientôt une virtualisation du rapport à la connaissance 

La reconnaissance des acquis 

C’est évidemment à ce nouvel univers du travail que l’éducation doit préparer. Mais, symétriquement, il faut aussi admettre le caractère éducatif ou formateur de nombre d’activités économiques et sociales, ce qui pose évidemment le problème de leur reconnaissance ou de leur validation officielle, le système des diplômes apparaissant de moins en moins adéquat. Par ailleurs, le temps nécessaire à homologuer de nouveaux diplômes et à constituer les cursus qui y mènent n’est plus en phase avec le rythme d'évolution des connaissances. 

Il peut paraître banal d'affirmer que tous les types d'apprentissage et de formation doivent pouvoir donner lieu à une qualification ou à une validation socialement reconnue. Pourtant, nous sommes actuellement très loin du compte. Un grand nombre de processus d'apprentissage ayant cours dans des dispositifs formels de formation continue, pour ne pas parler des compétences acquises au cours des expériences sociales et professionnelles des individus, ne donne aujourd'hui lieu à aucune qualification. Le rapport au savoir émergent, dont j’ai esquissé les grands traits, remet en question l’association étroite entre deux fonctions des systèmes éducatifs : l’enseignement et la reconnaissance des savoirs. 

Les individus apprenant de plus en plus en dehors des filières académiques, il revient aux systèmes d’éducation de mettre en place des procédures de reconnaissance des savoirs et savoir-faire acquis dans la vie sociale et professionnelle. A cet effet, des services publics exploitant à grande échelle les technologies du multimédia (tests automatisés, examens sur simulateurs) et du réseau interactif (possibilité de passer des tests ou de faire reconnaître ses acquis avec l’aide d’orientateurs, de tuteurs et d’examinateurs en ligne) pourraient décharger les enseignants et les institutions éducatives classiques d’une tâche de contrôle et de validation moins « noble » - mais tout aussi nécessaire - que l’accompagnement des apprentissages. Grâce à ce grand service décentralisé et ouvert de reconnaissance et de validation des savoirs, tous les processus, tous les dispositifs d'apprentissage, même les moins formels, pourraient être sanctionnés par une qualification des individus. 

L'évolution du système de formation ne peut être dissociée de celle du système de reconnaissance des savoirs qui l'accompagne et le pilote. A titre d’exemple, on sait bien que ce sont les examens qui structurent, en aval, les programmes d'enseignement. Utiliser toutes les technologies nouvelles dans l’éducation et la formation sans rien changer aux mécanismes de validation des apprentissages revient à gonfler les muscles de l’institution scolaire tout en bloquant le développement de ses sens et de son cerveau. 

Une dérégulation contrôlée du système actuel de reconnaissance des savoirs pourrait favoriser le développement des formations en alternance et de toutes les formations accordant une large place à l'expérience professionnelle. En autorisant l'invention de modes de validation originaux, cette dérégulation encouragerait également les pédagogies par l'exploration collective, et toutes les formes d'initiatives à mi-chemin entre l'expérimentation sociale et la formation explicite. 

Une telle évolution ne manquerait pas de produire d'intéressants effets-retour sur certains modes de formation de type scolaire, souvent bloqués dans des styles de pédagogie peu aptes à mobiliser l'initiative, uniquement orientés vers la sanction finale du diplôme. 

Dans une perspective encore plus vaste, la dérégulation contrôlée de la reconnaissance des savoirs évoquée ici stimulerait une socialisation des fonctions classiques de l’école. En effet, elle permettrait à toutes les forces disponibles de concourir à l’accompagnement de trajets d’apprentissages personnalisés, adaptés aux objectifs et aux besoins divers des individus et des communautés concernées. 

Les performances industrielles et commerciales des compagnies, des régions, des grandes zones géopolitiques, sont étroitement corrélées à des politiques de gestion du savoir. Connaissances, savoir-faire, compétences sont aujourd'hui la principale source de la richesse des entreprises, des grandes métropoles, des nations. Or on connaît aujourd'hui d’importantes difficultés dans la gestion de ces compétences, tant à l'échelle de petites communautés qu'à celle des régions. Du côté de la demande, on constate une inadéquation croissante entre les compétences disponibles et la demande économique. Du côté de l'offre, un grand nombre de compétences ne sont ni reconnues ni identifiées, et notamment parmi ceux qui n'ont pas de diplôme. Ces phénomènes sont particulièrement sensibles dans les situations de reconversions industrielles ou de retard de développement de régions entières. Parallèlement aux diplômes, il faut imaginer des modes de reconnaissance des savoirs qui puissent se prêter à une mise en visibilité sur réseau de l’offre de compétence et à un pilotage dynamique rétroactif de l’offre par la demande. La communication par le cyberespace peut être à cet effet d’un grand secours. 

Une fois admis le principe suivant lequel toute acquisition de compétence doit pouvoir donner lieu à une reconnaissance sociale explicite, les problèmes de la gestion des compétences, tant dans l'entreprise qu'à l'échelle des collectivités locales sont, sinon en voie d'être résolus, au moins atténués.





Equipe de criação

16/05/1998